FOIE GRAS IN FINE
Vous croyez votre servante
omnisciente et papesse en matière de bonne chère ? Votre bienveillance me
fait fondre comme beurre dans une poêle, mais vous vous trompez ; car
comme vous j’espère, j’en apprends tous les jours, et j’adore cela. Il y a
quelques années, un ami fort sagace ajouta une corde à mon arc culinaire, qui à
ce rythme finira harpe quand j’aurai 100 ans. La suggestion qu’il me fit a le
mérite d’être non seulement gastronomiquement
et oenologiquement pertinente, mais encore intéressante pour la bonne
santé de notre escarcelle. Pierre m’apprit donc qu’en France, jadis, il était
de tradition de servir le foie gras non pas en entrée mais juste avant le
dessert. Mon instinct de gourmande a tout de suite compris la justesse de cette
coutume : il suffit que vous pensiez au comportement de vos convives, si
policés soient-ils, lorsque vous leur servez du foie gras pour commencer… une invasion d’hybrides de sauterelles
bibliques et de loups sibériens jeûnant depuis 3 semaines. Et en avant les
bouchées taille XXL, et hop la déferlante de Sauternes type écuries d’Augias,
et ça y va les planches de brioche toastées ! Evidemment, après ce carnage
vos invités sont transformés en canards après passage à la gaveuse, et le gigot
aux petits légumes que vous avez mitonné avec amour sera poliment grignoté du
bout des dents tandis que les langues empâtées de graisse de canard et égarées
par le vin doux qui a précédé ne feront que se rincer la dalle à coups de
lampées de ce Margaux 1997 que vous couviez dans votre cave depuis des années. En
revanche, si vous servez votre foie gras après
un menu léger, vous êtes gagnant au moins sur 3 tableaux : d’abord, les
papilles calmées percevront avec discernement les saveurs multiples; ensuite,
les appétits apaisés se contenteront d’une ration plus raisonnable du délicieux
mais tue-la-bourse ingrédient; enfin, soit vous aurez choisi de continuer à
servir le vin du plat principal, ce qui n’est nullement contradictoire du point
de vue de la logique des saveurs, soit opté pour un vin doux qui prolongera ses
notes capiteuses lors du dessert qui suivra immédiatement.
IL SUFFISAIT D’Y
PENSER
En fin de repas, les sens apaisés et baignés dans une douce euphorie
n’ont pas besoin d’une dégelée de saveurs marquées pour jouir de la provende.
Tant mieux, car, on ne le répétera jamais assez, un excellent foie gras (de
catégorie « entier », cuit en terrine ou au torchon) n’a pas besoin
d’être englué sous une marée noire de tue-le-goût. Du bon pain (ma faveur va à
la baguette rustique au levain, mais ma légendaire ouverture d’esprit vous
laissera choisir votre pain préféré), 3-4 feuilles de salade (mâche, roquette, frisée…) très légèrement
assaisonnées (quelques gouttes de vinaigre de cidre et d’huile de noix, un
soupçon de sel) et de la fleur de sel pour les amateurs (si vous n’avez jamais
essayé, sachez le croquant de celle-ci sur l’onctuosité du foie gras opère un
charme orgasmique… héhé). Vous pouvez préférer des fruits frais à la salade
(tranches de figues, grains de raisin) et de la brioche grillée au pain, l’important étant de ne pas recouvrir
votre table d’autant d’accompagnements que de sauces dans un fritkot. Cela
plongerait vos convives, au mieux dans la perplexité, au pire dans la débauche
gustative ; et cela, votre conscience altruiste vous le défend, j’en
mettrais ma main dans le hachoir.
*
fritkot = en Belgique, baraque à frites
Publié dans Le Vif Weekend fin 2011 (www.levifweekend.be)
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