Péché de
gourmandise
"T'as
été trop gourmand, Paolino...Tio Al n'aime pas qu'on le
double..."
Ce pauvre petit gars qui git au milieu d'une mare de sang frais
et de dollars éparpillés, le ventre truffé d'une bordée de pruneaux (même pas dénoyautés), voilà bien
une scène-type qui évoque en chacun de nous les Tintin en
Amérique ou autre Le Parrain qui ont alimenté nos lectures de jeunesse ou nos
soirées ciné pop corn/coca.
Qu'est-ce que notre Ange Exterminateur en
imperméable et chapeau feutre - qui se signe devant un corps dont il a commandité
le refroidissement et dit scrupuleusement son Ave Maria tous les soirs -
reproche au juste à celui qui désormais est condamné à bouffer les pissenlits
par les racines, sans le trio lardons rissolés - croûtons frits - filet de
vinaigre de vin qui vont avec?
Ce qui fiche le bourdon à tonton Al, ce qui
horripile ce croyant au premier degré, c'est que son ex-protégé a commis
derrière son dos un capital péché de gourmandise. Et cela, non, la Madonna ne saurait le tolérer, pas plus que
son figlio Alfredo.
Etre gourmand - de nourriture, de richesses,
de sensations, de puissance - c'est mal;
c'est vouloir plus, c'est rêver mieux, c'est le désir égoïste mais si
humain d'avoir le beurre et l'argent du beurre; bref, c'est de la démesure au
sens antique du terme, avoir l'impudence d'imaginer s'élever au-dessus de la
condition humaine et de ses contingences de bas étage, en se fichant pas mal de
laisser les bas morceaux au vulgum pecus. Pas vraiment exemplaire...lamper la
couche de crème qui se prélasse mollement à la surface du seau de lait tout
juste trait, râfler le croupion et les sot-l'y-laisse de cet insolent chapon
rôti encore fumant, c'est aspirer au nectar et à l'ambroisie réservés aux dieux
de l'Olympe pendant que le glouton Esaü se fait bêtement rouler dans la farine
pour un plat de lentilles - trop - cuites à l'eau.
Et ça, non, c'est vraiment
insupportable pour les gens bien.
Si intolérable que le châtiment encouru est à
l'échelle du péché commis. Ne citons par exemple que les gourmands damnés - ou les
damnés gourmands, c'est selon - de L'Enfer de Dante, condamnés à se gaver de
choses immondes pour l'Eternité pour avoir trop aimé les piatti alla
fiorentina; ou le sort
atroce du Triumvir Crassus, condamné par un roi Parthe à être entonné d'or en
fusion pour avoir été si gourmand de ce métal - je gage que ce jour-là notre
homme a dû regretter de n'avoir pas plutôt recherché le caviar de la Mer
Caspienne ou les fameux faisans de Colchide...
La punition suprême - et là, il
faut bien concéder aux bourreaux leur doigté dans la cruauté - est justement
d'infliger un sort barbare à des personnes d'un raffinement extrême dans leur
recherche du plaisir et de la réussite. Ce roi parthe n'est somme toute qu'un
vulgaire gâte-sauce de troisième zône dans une gargote prétentieuse, nappant
sans discernement son magma au chocolat à la graisse végétale d'un tombereau
d'or pâtissier, quand le Premier Artisan d'un restaurant étoilé a compris
depuis longtemps que son mi-cuit nappé de guanaja grand cru s'accommodera d'une seule
et diaphane feuille d'or.
Et cet exquis Saint Laurent qui, martyrisé sur un
gril, implore son bourreau: "Retourne-moi de l'autre côté, mon
frère!", n'a-t-il pas l'outrecuidance d'ambitionner mourir en côte à l'os
irréprochable, saisie dessus-dessous et sucs emprisonnés dans les chairs?
Comment eût-il pu mieux humilier ses accusateurs qu'en leur lançant crânement
en pleine figure leur nullité en matière de bonne cuisine?
Qui
sont-ils, ces arrivistes qui veulent se sucrer au passage, ces "moi
d'abord" jouisseurs, mais aussi ces délicats perfectionnistes qui,
vivants, refusent d'avaler du rata et, à l'article de la mort (ce grand échalas
mal fagoté qui n'a que les os sur les os et ne se repaît que de charognes) sont
désespérés à la simple idée de finir, au choix, en tartare fade et pas frais
pour les asticots ou en viandes carbonisées et lyophilisées après le passage à
l'incinérateur?
"T'as été trop gourmand, Paolino; tu as été trop gourmand, Général Crassus, vous avez été
trop gourmands, Florentins du Quattrocento": "ils" n'ont que
cela à la bouche, ces tortionnaires bien-pensants qui passent leur existence à
se gaver de discours indigestes au lieu de déguster, comble de la jouissance,
le fantasme de vivre au-dessus de ses moyens.
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